Questionner le travail #3
On te parle sans arrêt du travail, on le sacralise, on te dit que tu ne peux pas faire sans, et pourtant tu n’en trouves pas. Il n’y a plus de travail ? Tu devras malgré tout travailler davantage. Tes enfants ne sont pas encore nés ? Qu’ils aillent bosser quand même !
Lire aussi :
Questionner le travail #1 : Le travail, à l’intersection de toutes nos colères
Questionner le travail #2 : Comment l’idée du travail est venue à ceux qui l’imposent aux autres
On ne questionne pas plus la centralité du travail à la CGT qu’au Medef. Cela s’explique, d’un côté, par le fait que les patrons ont absolument besoin du travail pour accroître leurs bénéfices (explications un peu plus loin dans le texte), et de l’autre, parce que les individus qui n’ont pas de quoi assurer leur subsistance de façon autonome sont contraints de travailler pour subsister. La force de travail est une marchandise qui se vend sur un «marché du travail» auquel n’échappent grosso modo que les fonctionnaires. L’État dit «social» garantit certes des prestations qui te permettront de garder la tête hors de l’eau si tu te trouves exclu-e du marché, mais il contraint les bénéficiaires à y retourner au plus vite en élaborant un «projet personnalisé d’accès à l’emploi»[1].
Il nous faudrait intérioriser qu’il n’est pas là seulement question de subsistance, mais aussi de dignité. Aristote est bien loin, qui pensait au contraire que le travail avilit les êtres humains.
Jadis, les maîtres fouettaient leurs esclaves dans un but bien précis : faire avancer une barque, moissonner une terre, creuser une carrière. Par une espèce de renversement prenant appui sur la fausse «évidence naturelle» du travail[2], les lointains héritiers des esclaves sont contraints de trouver eux-mêmes un boulot pour arrêter de s’autoflageller.
Toute notre vie s’articule autour du travail. Le système scolaire forme les futurs travailleurs, et la retraite accueille les anciens travailleurs. Entre les deux, on parle de «vie active», comme si la vie ne pouvait pas être active sans travail.
Le temps n’est plus vraiment cette notion qui rend compte de l’évolution du monde et du caractère borné de notre existence, il sert avant tout à mesurer la quantité de travail fourni.
Sur ton poste de travail, tu rêves à tes «congés» ou à tes «RTT» (Réduction du Temps de Travail). Mais que sont les vacances, sinon la face cachée du travail ? «Les loisirs ne produisent que du non-travail au nom du travail. Les loisirs sont composés du temps passé à se reposer des fatigues du boulot et à essayer frénétiquement, mais en vain, d’en oublier l’existence»[3].
On mesure de plus en plus la qualité d’une maladie ou d’un accident en jours d’«ITT» (Interruption Temporaire de Travail). Il est ainsi devenu assez fréquent, dans les médias, que des faits divers soient rapportés en ces termes : «Un habitant de Rillieux-la-Pape, non connu des services de police, a été interpellé ce 16 juillet. Il est suspecté d’avoir commis une violente agression sur l’une de ses connaissances. […] La victime a reçu 10 jours d’ITT»[4]. Les blessures de la victime sont estimées en «jours d’ITT» même si l’agression n’est pas liée au travail d’un des deux protagonistes. Combien de jours d’ITT peut donc bien «valoir» une grippe ? Ou un cancer ?
Le travail qualifie un individu au-delà de ses goûts, de son expérience de vie, de sa façon de se comporter avec autrui, voire même de ses études. Si on te demande ce que tu fais dans la vie[5], tu comprends immédiatement qu’on ne s’intéresse pas aux puzzles que tu réalises à temps «perdu» (autrement dit : quand tu ne travailles pas), mais aux dispositions concrètes par lesquelles, en ce moment, tu t’inscris dans le cycle de «valorisation de la valeur»[6].
La vénération permanente et indiscutable de ce totem peut sembler très étrange.
N’y-a-t-il pas un paradoxe entre, d’une part, l’appauvrissement de l’«offre de travail», et d’autre part, l’obsession gouvernementale à toujours vouloir remettre le travail au centre du jeu et rallonger la durée légale du travail, en repoussant par exemple l’âge de départ en retraite ? Puisqu’il y a moins de travail global, la logique voudrait peut-être que ce travail soit mieux réparti entre les individus, et que les journées de boulot soient moins longues…
Sauf que cette logique n’est pas celle du capital, comme nous le verrons un peu plus loin.
Disparition du travail
Sous nos latitudes, le travail visant à la production de biens matériels s’est raréfié au point de pratiquement disparaître. C’était d’ailleurs une des promesses de l’automatisation des procédés. Mais force est de constater que les analystes se trompaient quand ils projetaient, au regard de cette automatisation, la diminution inéluctable de la durée légale de travail. Elle a certes baissé en France jusqu’en 2000, avec «la loi des 35 heures» (gouvernement Jospin), 17 ans après que l’âge légal de départ en retraite fût passé de 65 à 60 ans (promesse de campagne de François Mitterrand), mais depuis, l’évolution tendancielle est franchement repartie à la hausse.
Parallèlement, le niveau élevé de chômage structure la société. Il participe au gouvernement par l’angoisse et la culpabilisation des victimes, une gestion opportuniste qui s’est encore intensifiée avec la pandémie de 2020. Elle aboutit, entre autres, à une sidération qui tétanise la pensée critique. Le chômage légitime ainsi la dévitalisation d’un code du Travail initialement pensé comme une protection des travailleurs, et autorise l’État à dégager des sommes faramineuses en faveur des entreprises, sans contrepartie, dans la perspective de «libérer les forces vitales du pays». Un patron qu’on asticote un peu trop sur sa comptabilité ou ses pratiques sociales aura vite fait de pratiquer le chantage à l’emploi.
On a euphémisé le terme «chômeur» en le remplaçant par «demandeur d’emploi». Dans les documents officiels, on stipule que «les demandeurs d’emploi sont tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi» : l’importance du travail justifie sans doute le double pléonasme. Les gens qui ne travaillent pas, quelle qu’en soit la raison, sont socialement stigmatisés et soumis à la vindicte populaire (on pointe les flemmards «assistés»). Et ceux à qui l’État, dans sa grande générosité, attribue une somme leur permettant à peine de survivre, sont soumis à des contrôles toujours plus invasifs.
Si le chômage est un efficace outil de domination et de contrôle des populations, l’administration s’emploie néanmoins à invisibiliser un nombre toujours croissant de personnes «hors cadre» afin que les gouvernants, soumis à l’agenda électoral, puissent continuer de faire croire qu’une stratégie en faveur de l’emploi est à l’œuvre et qu’elle porte ses fruits. Il est important que les courbes régulièrement présentées par l’INSEE[7] présentent des inflexions, pour maintenir la mythologie des «crises passagères» sur lesquelles le pouvoir politique aurait moyen d’agir.
Mais puisque «l’Économie», cette entité abstraite, doit selon la doctrine décider seule de ce qui est produit et dans quelles conditions, la marge d’action des individus et des collectivités instituées est extrêmement limitée. Les élu-e-s sont condamné-e-s à regarder passer les trains malgré leurs discours pseudo-volontaristes. Souvenons-nous des constats d’impuissance de Lionel Jospin, alors premier ministre de Jacques Chirac, interpellé sur la fermeture de l’usine Renault à Vilvorde en 1997, puis sur l’annonce de la suppression de 7500 emplois chez Michelin en 1999 alors que l’entreprise faisait des bénéfices. Souvenons-nous de la fermeture de l’aciérie Arcelor-Mittal de Gandrange en 2009, malgré les promesses de sauvetage martelées par le président de la République Nicolas Sarkozy en 2008. Souvenons-nous de 2012 et des rodomontades d’Arnaud Montebourg, ministre du « redressement productif », contre PSA et Arcelor-Mittal (encore !), sans effet sur les restructurations à l’œuvre. Rappelons-nous la cession du «fleuron de l’industrie française» Alstom à l’entreprise américaine General Electrics en 2014, suivie de bout en bout par le secrétaire général de l’Élysée puis ministre de l’Économie Emmanuel Macron, sous la condition de créer 1000 emplois en 4 ans : non seulement l’engagement est passé à la trappe, mais General Electrics a aussi annoncé la suppression de 1000 emplois en 2019… Réécoutons la pathétique supplique à l’adresse des entreprises, psalmodiée par le ministre de l’Économie Bruno Lemaire lors de ses vœux de janvier 2020, afin qu’elles «augmentent les salaires». Anticipons enfin les effets de l’indignation du même Bruno Lemaire, «révolté» par l’annonce de la fermeture de l’usine Bridgestone de Béthune en septembre de cette année… «Hausser le ton» et «taper du poing sur la table» font la Une des journaux, c’est déjà ça.
Les économistes nous servent l’idée de ces crises conjoncturelles mais surmontables qui justifieraient l’évolution chaotique des courbes de l’emploi, laissant à penser qu’il y aurait quelque chose à faire pour les juguler à moyen ou long terme. Si sœur Anne ne voit toujours rien venir, après des décennies d’enlisement, ce serait, pour nos gouvernements successifs, à cause d’un déficit de réformes, voire d’un abus d’impôt. L’échec manifeste de cette idéologie ne les empêche pas de persister.
L’asymétrie de la production industrielle donne à penser qu’il y aurait quelque chose à explorer dans les méthodes indiennes ou chinoises, vers un futur radieux, puisque les deux grandes puissances exhibent une «croissance» bien supérieure à celles des pays occidentaux. Ce n’est pourtant pas l’avenir qui se joue là, mais le passé. Observer la Chine aujourd’hui, c’est observer ce que furent la Grande Bretagne ou les États-Unis à l’époque de leur industrie florissante. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les beaux jours orientaux ne dureront pas. Il est d’ailleurs intéressant de constater, au regards des outils que le système capitaliste a élaboré pour évaluer ses propres performances, que la croissance mondiale du PIB (Produit Intérieur Brut), Chine ou pas, s’étiole doucement depuis les années soixante[8]. Et le rapport annuel de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) sur l’état du chômage mondial livrait en janvier dernier, c’est-à-dire avant le confinement, un constat un poil morose[9].
N’en déplaise aux experts, les crises successives (et la disparition du travail) apparaissent moins conjoncturelles que structurelles.
L’épisode qui a débuté l’hiver dernier est ainsi présenté de façon spécieuse comme la «crise du coronavirus» pour nous convaincre que la petite saloperie serait la cause de tous nos maux. Mais qu’est-ce qui a bien pu contraindre les pouvoirs publics français à confiner l’ensemble de la population pour éviter que les services d’urgence n’explosent ? Qui a défait temporairement le mode de production capitaliste (appelons ça «l’Économie» si tu préfères) ? Le virus ? Ou bien l’application scrupuleuse d’une doctrine selon laquelle la fermeture des lits hospitaliers «non productifs» s’imposerait pour l’assainissement des dépenses publiques ? Et plus globalement, un mode de production qui pousse à une déforestation favorisant les zoonoses, qui encourage les transports aériens, qui applaudit le tourisme de masse, etc. ? La «crise du coronavirus», c’est une fois encore le capitalisme qui se prend les pieds dans le tapis… Il apparaît ainsi de plus en plus clairement que ce mode de production porte dans ses contradictions mêmes les raisons de son lent mais inéluctable effondrement.
La logique contradictoire du capitalisme
L’essence du capitalisme est la recherche permanente du profit à travers l’accumulation du capital : tu investis, tu gagnes de l’argent qui te sert à investir pour gagner plus d’argent et à nouveau investir…
Supposons que plusieurs entreprises soient en concurrence dans la production d’une marchandise quelconque. L’automatisation d’une de ces entreprises lui permettra, un temps, d’accroître ses bénéfices de façon substantielle. Les gains de productivité viennent avec la diminution de la charge salariale et l’accélération du processus de fabrication. Grâce à la machine, les produits arrivent plus rapidement et en plus grand nombre sur le marché et compte tenu des économies d’échelle, le prix du produit sera même revu à la baisse pour terminer de convaincre le chaland. Les ventes augmentent ainsi que la plus-value globale.
Mais la concurrence suit bientôt le même chemin pour rester dans la course. Toutes les entreprises atteindront à moyen terme le même niveau de «performance» et de «rationalisation», et aucune ne pourra plus marquer sa singularité sur les plans qualitatif ou quantitatif : on sera en gros revenu au point de départ, avec des bénéfices en berne.
Les entrepreneurs continueront d’investir le même secteur dans une fuite en avant de plus en plus stérile, avec de plus en plus d’objets produits pour toujours moins de bénéfices si parallèlement, la demande n’augmente pas. Et la demande, qui est souvent une construction publicitaire, ne peut augmenter ad vitam æternam. Les consommateurs ne se reproduisent pas à la chaîne, sachant que la consommation peut être directement corrélée à la reproduction de la force de travail (l’industriel Henry Ford disait, paraît-il, «je paie mes ouvriers pour qu’ils achètent mes voitures» ; Guy Debord parlait à ce sujet de «surplus de collaboration de l’ouvrier»[10]), sachant aussi que chaque individu n’a pas forcément besoin de plusieurs exemplaires de la même marchandise. Les entrepreneurs auront donc l’obligation, pour maintenir le cycle de la valorisation, d’imposer aux consommateurs un nouvel achat de la même marchandise en usant d’artifices tels la mode ou l’obsolescence programmée (typiquement : le domaine de la téléphonie mobile), à moins de se tourner vers des domaines de production inexplorés où le cycle pourra reprendre.
On comprend l’importance de l’innovation technologique – trop souvent confondue avec le progrès humain – , en tant qu’elle agit en perfusion permanente du système.
Le bilan n’est évidemment pas neutre. Des populations sont laissées sur le carreau, les ressources se tarissent, les biens non valorisés s’accumulent dans des hangars, trouvent éventuellement le chemin de l’économie informelle à moins d’être directement détruits. Pour ne donner qu’un exemple relatif à l’industrie du Livre : en France, on pilonne plus de cent millions d’ouvrages neufs par an[11].
On ne peut pas reprocher au mode de production capitaliste de s’étendre à de nouveaux secteurs pour toujours plus vampiriser la planète : c’est la condition même de sa survie. On pourrait couper les têtes de Jeff Bezos et de Bernard Arnault, démanteler Bayer et Disney que ça ne changerait globalement rien. Le mode de production capitaliste est un système automate qui fabrique ses propres profiteurs, et il n’a pas besoin de comité directeur pour l’encourager à engloutir ce qui passe à sa portée.
L’accroissement de la productivité s’effectue donc via des machines dont on connaît la délicatesse à ne jamais exiger de salaire, ou via des êtres humains qui devront être essorés pour ne pas gréver les bénéfices au-delà du strict nécessaire[12]. Soit le travailleur est total, soit il n’est pas. Cela explique pourquoi, dans ce monde régi par la «croissance», «l’optimisation du rendement» et la «réduction des coûts», la diminution de la durée légale du travail ne peut pas être considérée autrement que comme une aberration.
Le mode de production capitaliste pourrait-il alors se passer complètement de travail ? Certaines théories postulent que les machines créent de la valeur, tout comme les êtres humains. Mais pour prélever les matières premières entrant dans la conception de la machine utilisée sur la chaîne de production, pour fabriquer cette machine, l’entretenir et la réparer (ou réparer la machine qui répare la machine qui répare la machine), on aura toujours besoin de «combustion d’énergie humaine». Marx explique ainsi que la machine n’est pas source de valeur, mais qu’elle «transmet simplement [la sienne] à l’article qu’elle sert à fabriquer. C’est ainsi que sa propre valeur entre dans celle du produit […] Elle ne transfère jamais plus de valeur que son usure ne lui en fait perdre en moyenne »[13].
Voilà pourquoi le mode de production capitaliste ne peut pas se passer de travail, et voilà pourquoi sa logique est contradictoire et délétère, n’arrivant jamais à résoudre de façon satisfaisante et pérenne les équations de «performance» liant les consommateurs, les travailleurs et les machines.
Extension et fin du travail
Le mode de production capitaliste, qui a créé le monstre travail en tant que catégorie abstraite et universelle (voir ici) est, pour les raisons qui précèdent, l’artisan de la fin du travail.
Car il ne reste plus beaucoup de domaines vierges à phagocyter, et les vraies sources de profit deviennent rares. C’est un peu comme un filon de plus en plus maigre qu’on est obligé d’aller chercher de plus en plus loin au fond de la mine.
Confronté à la dissolution de la plus-value alors que l’automatisation se généralisait, le capitalisme occidental a basculé depuis les années 70, à l’appui de l’informatique et des systèmes connectés, vers «l’économie de services» (dont le tourisme[14]), le secteur de l’information et bien sûr, la finance.
L’ogre cannibalise désormais l’immatériel et le monde sensible : manipulation comportementale et monétisation de l’expérience de vie (via le «big data» et les réseaux sociaux), monétisation de l’entraide (via les plates-formes numériques), monétisation du soin. «Le nouvel eldorado du domaine assurantiel, c’est le marché de la dépendance […] autrement dit la transformation de la vieillesse en produits. Je dois rendre désirables des assurances perte d’autonomie, des couvertures en cas de dépendance», explique un conseiller financier dans un petit livre rageur. «Dépendance à quoi ? Aux autres, à sa famille, à la société ? Imaginez seulement si les gens devaient s’occuper de leurs proches. Les produits de la bancassurance autorisent et déterminent une société haineusement solitaire où passer du temps avec sa grand-mère se fait au détriment de la nouvelle voiture à crédit et des vacances en Thaïlande. Enfin, l’avantage avec le vieillissement, c’est que les clients ne se souviennent plus après quelques mois qu’ils sont assurés»[15].
Car sachant que «dans le secteur des services […] la valeur ajoutée moyenne par travailleur est relativement faible»[16], la finance est devenue, avec l’essor des réseaux numériques, le véritable refuge du capital. S’il y a un secteur féru de progrès technologique, d’algorithmes et d’intelligence artificielle, c’est bien celui-là.
Un nouvel éden où l’on peut parasiter l’activité industrielle, à défaut de la financer, en s’immisçant à la vitesse de l’éclair entre deux transactions pour des bénéfices qui peuvent sembler marginaux à petite échelle mais seront énormes au regard du volume engagé. «Fin 2007, les marchés n’avaient plus rien à voir avec ce qu’ils étaient ne serait-ce que vingt ans auparavant. En moins d’un quart de siècle, les parquets, les ardoises et la criée avaient laissé place à des marchés privés détenus par les banques, entretenus par un réseau mondial d’ordinateurs qui réalisaient des transactions à une vitesse inégalée […] Le soulèvement des machines, largement soutenu par les banques, avait donné naissance à un écosystème d’une complexité technologique extrême, où des algorithmes se battaient entre eux pour acheter ou vendre des titres avec des marges inférieures à 1 cent en quelques microsecondes. Les marchés financiers étaient entrés dans l’ère du trading à haute fréquence»[17].
Et l’argent «travaillant» sur lui-même semble inépuisable. Personne n’échappe à l’emprunt, et peu échappent aux produits financiers qui se réinventent chaque jour. Rien ne résiste à la spéculation, pas même les catastrophes écologiques, pas même les risques liés à la spéculation. La valeur s’emballe de façon irraisonnée dans des «bulles» appelées à éclater. Le fait qu’au printemps dernier, après quelques jours de panique et l’intervention des banques centrales pour éviter le krach, les investisseurs aient repris leur sarabande spéculative alors que la production était à l’arrêt – confinement oblige –, révèle bien le décalage existant entre l’«économie réelle» et l’évolution des cours.
À ce stade de virtualité qui dépasse l’entendement humain, on peut légitimement se demander où a bien pu se cacher la pensée «rationnelle» des vieux théoriciens du capitalisme. Il ne faudrait néanmoins pas essayer de se persuader que celui-ci s’est égaré, et qu’une bifurcation ou un retour en arrière sont possibles. Le capitalisme ne s’égare pas, il cherche et trouve le lieu de sa perpétuation. S’il s’épanouit dans la finance, c’est bien parce que c’est une nécessité globale pour sa survie, dans la mesure où le monde matériel immédiat est devenu trop peu fécond pour lui.
Mais quel que soit le secteur de son emprise, quel que soit le niveau d’algorithmie, le capitalisme a toujours autant besoin de la force de travail pour prospérer. Même si aujourd’hui, le travail global a tendance à se réduire à une hypothèse sur laquelle on parie.
Et la contradiction envoie l’ogre dans le mur.
Car la «financiarisation de l’économie» et l’inflation des dettes privées ne traduisent rien d’autre qu’une spéculation compulsive et insensée, à la fois sur la «compétitivité» de la production actuelle, c’est-à-dire la destruction du travail au nom de la «réduction des coûts», et sur l’intensification du travail à venir, qui seule permettra le remboursement des dettes. Mais où trouvera-t-on ce travail ?
Merci à Emanuel et Marion
Image : François Burland.
[1] «Obligations du bénéficiaire du RSA», sur service-public.fr.
[2] Cette croyance selon laquelle le travail serait inscrit dans notre ADN.
[3] Bob Black, Travailler, moi ? Jamais ! L’abolition du travail – 1985.
[4] Lu sur Lyoncapitale.fr, 17 juillet 2020.
[5] À cette question, Diane Dufresne, dans une vieille chanson, apportait la plus jolie réponse qu’on puisse envisager : «j’fais mon possible».
[6] Le terme «valeur» est à comprendre comme richesse abstraite mesurable en argent ; la «valorisation de la valeur» consiste à obtenir plus d’argent à partir d’une certaine somme d’argent, c’est le but de toute entreprise capitaliste.
[7] Institut National de la Statistique et des Études Économiques.
[8] Voir ce graphe fourni par la Banque mondiale : https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD.ZG?end=2019&start=1961
[9] «Le taux de chômage mondial s’est établi à 5,4 pour cent en 2019 et devrait demeurer essentiellement le même au cours des deux prochaines années. Cela signifie que la baisse progressive du taux de chômage observée entre 2009 et 2018 marque le pas. De même, le taux combiné de sous-utilisation de la main-d’œuvre devrait se stabiliser à un peu plus de 13 pour cent. La réduction tendancielle de la croissance de l’emploi est liée à un ralentissement de l’activité économique mondiale, en particulier dans le secteur manufacturier. […] La baisse récente du taux de chômage mondial est principalement attribuable aux pays à revenu élevé. […Elle] s’est faite au prix d’une baisse de la croissance de la productivité du travail, les emplois étant créés principalement dans le secteur des services où la valeur ajoutée moyenne par travailleur est relativement faible. En revanche, un certain nombre de pays à revenu intermédiaire qui ont connu des crises économiques ces dernières années ont encore des taux de chômage élevés et il est peu probable qu’ils enregistrent à nouveau une forte croissance de l’emploi dans un avenir proche compte tenu des perspectives mitigées de l’économie mondiale».
[10] Guy Debord, La société du spectacle, Buchet-Chastel – 1967.
[11] Voir l’article Détruire les invendus, un gaspillage scandaleux, pas dans la filière livre, sur actualitte.com. https://www.actualitte.com/article/monde-edition/detruire-les-invendus-un-gaspillage-scandaleux-pas-dans-la-filiere-livre/95153
[12] Étude de cas : en 2016, Oxfam publiait les conclusions d’une enquête relative aux conditions de travail dans le secteur avicole aux États-Unis : la grande majorité des 250.000 ouvriers concernés se plaignaient de ne pas bénéficier de pauses-toilettes convenables, avec pour effet de contraindre certains à porter des couches…
[13] Karl Marx, Le Capital livre I, IVe section, chapitre XV, paragraphe II, lisible en ligne ici : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-15-2.htm.
[14] D’après l’Office Mondial du Tourisme, le nombre de touristes internationaux est passé de 25 millions en 1950 à 278 millions en 1980, pour atteindre 1,4 milliards en 2018. «L’industrie du voyage est désormais le premier secteur économique mondial, devant le pétrole et l’automobile : 10 % du PIB de la planète et un emploi sur 10». In Les dossiers du Canard n°152, juillet 2019.
[15] Damien Lelièvre, Force de vente, Le Monde à l’envers – 2020.
[16] Extrait du rapport de l’OIT 2020 sur le chômage mondial, voir note 9.
[17] Sniper in Mahwah, 6/5, Zones sensibles – 2014.
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