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Contributions individuelles

Ceci n’est pas du fascisme, ceci n’est pas une dictature

À force de mal regarder et mal nommer les choses, nos perceptions se brouillent. Sœur Anne, ta vigilance était tronquée. Tu scrutais l’horizon à l’extrême droite mais le totalitarisme arrive par le centre.

Toi, tu sais ce que furent le fascisme et le nazisme. Tu as lustré les bancs de l’école de la République, tu as appris l’Histoire. Tu gardes en tête l’image de ces types haranguant les foules, aussi effrayants que grotesques. Tu connais le temps, les lieux. Tu sais la privation des libertés, les arrestations sommaires, la torture, les fosses communes. Peut-être ta famille en porte-t-elle les stigmates.

Mais observant avec inquiétude les soubresauts de la bête immonde, tu sais aussi que mal dire les choses, c’est forcément mal les comprendre. Aussi t’agaces-tu de voir invoqués, sur ton fil Facebook, les mots “fascisme” ou “dictature” à chaque nouvelle annonce gouvernementale. Parce que si la moindre contrariété pousse Machin à traiter son interlocuteur de fasciste ou de nazi, cela contribue à affadir le mal, à relativiser les crimes perpétrés au nom du (vrai) fascisme ou du (vrai) nazisme. Nos confinements n’ont pas grand chose à voir avec celui d’Anne Frank. Sortir dans la rue sans masque en période épidémique ne mérite pas qu’on se réclame de Jean Moulin.

Pour toi, le danger vient surtout d’ailleurs : de la Hongrie d’Orbán, de la Turquie d’Erdogan, de l’Italie de Salvini, des USA de Trump. En France, le croquemitaine porte le nom Le Pen depuis plus de quarante ans. Tu n’étais peut-être pas née quand le visage du patriarche est apparu à la télé pour la première fois, un bandeau sur l’œil.

Mais ceux-là non plus, en toute rigueur, tu refuses de les nommer fascistes. Puisque les appellations sont certifiées, il faut trouver d’autres mots. Alors tu dis “facho”, car cette expression populaire est plus englobante que “fasciste”. Mieux, tu adoptes le terme promu par les experts pour gommer les différences entre Bolsonaro et Maduro : tu dis “populiste”.

Tu ne vas pas très bien, un peu comme tout le monde. Tu n’aimes pas voir ces flics tabasser un type chez lui. Les média disent que les rapports sociaux se tendent et tu veux bien les croire. L’islamisme te fait flipper, l’effondrement écologique aussi. Et puis cette pandémie… Quelle année de merde ! Tu te sens stressée, irritable. Paradoxalement, mais est-ce vraiment paradoxal, tu ne trouves pas les bons mots pour désigner le cours des choses. Cela participe de ton épuisement psychique, de ta neurasthénie grandissante. Comment en est-on arrivé là ?

Dans l’imaginaire contemporain, “dictature” et “démocratie” sont parfaitement antithétiques. On a gravé les notions dans le marbre du vingtième siècle et depuis, elles continuent de s’opposer sans nuance. Ainsi Macron s’emporte-t-il contre des propos insinuant le caractère anti-démocratique de sa présidence : “essayez la dictature, et vous verrez ![1]. La règle est enfantine : nous vivons en démocratie, puisque nous ne vivons pas en dictature. Les gardiens du temple, cherchant à donner quelque relief à ce dispositif binaire, osent parfois un adjectif (“représentative”, “participative”, “parlementaire”, “libérale”, “illibérale”) mais peu importe, tu as intériorisé l’essentiel : dès lors que la parole circule librement et qu’on élit librement ses représentants, c’est une démocratie.

Ton intransigeance linguistique, comme ton obsession à n’envisager l’inacceptable que dans les canons du XXe, doivent s’appréhender dans ce cadre réducteur. Du haut de ton aveuglement mâtiné d’arrogance scolaire, en abusant de la référence au point Godwin pour clore toute discussion, en t’arc-boutant sur la France comme pays des droits de l’Homme, gardienne des valeurs de la Révolution et phare des libertés, tu défends moins le principe de “démocratie” que la politique de ceux qui, au pouvoir, achèvent de démolir ce qui était censé la qualifier. En creux, tu es une cheville ouvrière du désastre.

Ce rapport binaire au monde témoigne de l’aveuglement collectif quand il s’exacerbe entre le premier et le second tour de l’élection présidentielle. Quand, soudain politisée pour de vrai, tu t’appropries l’injonction à “faire barrage” à l’extrême droite et pars en croisade contre l’abstentionnisme.
Comprends-moi bien : je ne minimise pas la dangerosité du RN. Mais j’affirme que ce n’est pas parce que Le Pen ne parvient pas au pouvoir que la démocratie est sauvée, contrairement à la légende.
Les jours de grande lucidité, tu diras que tu as choisi “le moins pire”. Mais quel rapport objectif avec la démocratie, cette forme de gouvernement dans laquelle la souveraineté est censée “appartenir au peuple” ?

Regarde ce que tu persistes à nommer démocratie : elle a plutôt sale gueule.

Régime d’exception permanent, pouvoir législatif inféodé à l’exécutif, direction des affaires courantes par un “conseil de défense” se plaçant au dessus des corps institués, concentration extrême des médias, absence d’alternative politique hors la perpétuation du productivisme et du réformisme libéral, gestion guerrière des manifestations, arrestations sommaires et préventives, bunkerisation de l’Université, enfermement et maltraitance des exilé-e-s, remise en cause de la liberté d’association et de la liberté d’informer, fichage politique et religieux, surveillance accrue de l’espace public : la liste est largement documentée.

Mais sœur Anne, peut-être ce constat te reste-t-il étranger, en vertu de la difficulté de comprendre les choses quand on les vit ou quand les faits viennent à ce point contrarier nos schémas directeurs. Peut-être cette énumération te semble-t-elle trop partiale en raison de ton statut social préservé : tu es encore loin d’avoir la tête sous l’eau. Tu n’as jamais éprouvé les limites des libertés dites fondamentales, évitant soigneusement de te trouver en délicatesse avec l’institution. Tu es peu suspecte de quelque forme de délit que ce soit, y compris celui de solidarité, et ne te sens pas vraiment concernée par la contestation. Tu ne fréquentes pas les manifs, tu n’as pas la “culture de la rue”. Comme si manifester était un hobby. Comme si cela relevait de la vocation, et non de la nécessité. Pour toi, la démocratie est affaire individuelle et continue de se jouer exclusivement dans les urnes (à se demander comment ont bien pu faire ces glorieux aînés dont tu n’as de cesse de répéter qu’ils se sont battus pour obtenir le droit de vote !).

Peut-être persistes-tu à trouver le constat excessif au regard de ton conformisme : tu donneras toujours plus de crédit à une parole officielle qu’à ceux qui la contestent. Tu écoutes les sophismes du porte-parole du gouvernement trouvant “totalement infondé” le procès en dérive liberticide instruit par ses contradicteurs, “d’autant plus injuste qu’Emmanuel Macron se bat à l’international pour défendre les libertés[2]. Tu ricanes, tu dis que c’est de bonne guerre mais parallèlement, tu méprises la harpie en gilet jaune qui gueule “le peuple en a marre de vos embrouilles” dans un micro de RT France. Tu tiques à peine quand le ministre de l’Éducation nationale désigne l’Université comme repère d’ “islamo-gauchistes[3], mais tu zappes cette folle qui postillonne ses “fascistes !” en boucle.

Peut-être persistes-tu à trouver le constat excessif, enfin, telle la grenouille confortablement installée dans une casserole d’eau dont on augmente doucement la température. Jusqu’ici, tout va bien. Peut-être t’accommodes-tu de la stigmatisation des musulmans puisque tu n’es pas musulmane, de la violence des forces de l’ordre puisque tu ne les croises jamais, du couvre-feu, des laissez-passer… L’inacceptable s’installe par petites strates successives dans les cœurs et les esprits avant de s’installer au pouvoir.

Ce n’est pas du fascisme, et ce n’est pas cette dictature d’Épinal moquée par Charlie Chaplin.
Mais alors, qu’est-ce donc ?

Le gouvernement actuel, comme ceux qui l’ont précédé, est mû par une idéologie autour de laquelle s’articulent toutes les décisions, une idéologie qui entend métaboliser l’ensemble du vivant et investir le moindre recoin des sphères privées et publiques. La grande force du capitalisme est qu’il a su se rendre universellement désirable avec le progrès technologique et la consommation. Ses zélateurs réclament qu’on le superpose au mot “liberté” : on comprend qu’ils n’apprécient guère de se voir taxés de liberticides. L’intériorisation positive de cette idéologie, y compris par celles et ceux qui la subissent (à savoir la plupart d’entre nous) est telle qu’elle n’a jamais besoin d’être nommée pour s’épanouir : le mot “capitalisme” n’est employé que par les anticapitalistes.

La presque intégralité du corps politique est soumise à cette idéologie technophile et productiviste. Ceux qui y échappent ou font mine d’y échapper sont renvoyés aux “extrêmes”, voire aux “ultra”. Dès lors, la notion d’opposition devient très spécieuse… Avec son “en même temps”, Macron réinvente le parti unique en achevant l’hypocrisie. L’absence d’alternative est en effet patente depuis longtemps, quand seuls quelques points sociétaux et la position du curseur sécuritaire nourrissent les débats. Depuis combien de temps ne votes-tu plus pour des idées ? Depuis combien d’années l’ensemble des partis “acceptables” sont-ils soumis au même dogme libéral promettant des justes et nécessaires réformes ? Les élections censées articuler la démocratie ne sont jamais la promesse d’un changement idéologique. Et si l’opposition peine à s’incarner, cela vient sans doute moins d’un problème de leadership que du désintérêt croissant de populations ayant fini de se bercer d’illusions (contrairement à toi qui ne comprends rien jusque dans tes lamentations sur la “dépolitisation des gens”).

L’idéologie officielle gouverne les média de masse. Si le président de la République ne contrôle pas lui-même ces média, d’autres fervents apôtres s’en chargent. Ces média ont largement contribué à la promotion du candidat Macron. Ils en sont le porte-voix permanent, à l’heure d’un très orwellien “le monologue, c’est le dialogue” qui donne à entendre un président soliloquant pendant des heures, sous les encouragements énamourés de commentateurs dont on doute qu’ils auraient la même tolérance vis-à-vis des célèbres interventions marathon de Fidel Castro, par exemple.

Confronté à une hostilité grandissante de la part des gouverné-e-s, le pouvoir se cache derrière sa police. Elle lui permet de terroriser les contestataires en les arrêtant arbitrairement, en les blessant, en les mutilant, tout en qualifiant d’”ultra-violents” quelques dizaines d’énervé-e-s mettant le feu aux voitures. La loi dite Sécurité globale vise à encore développer les outils de répression et de contrôle. Trois décrets publiés au début du mois de décembre 2020 autorisent les services de l’État à ficher les individus au regard de leurs opinions politiques ou de leurs convictions religieuses.

Alors non, la France n’est pas cette “démocratie pleine” ni même “imparfaite” évoquée par le journal The Economist à l’appui de son indice de démocratie, puisque nous n’avons plus guère qu’une possibilité strictement théorique de changer le cours des choses sans engager de rapport de force : si le mot démocratie est sur toutes les lèvres, on aura du mal à le trouver ailleurs.

La France est une idéocratie où les pouvoirs exécutif et législatif sont soumis à l’autorité d’un seul, dont le nom est moins important que sa qualité d’ordonnancier de la bonne conduite des affaires.

Selon le politologue Carl Joachim Friedrich (1901-1984), une idéologie officielle, un parti unique, le monopole des médias, le monopole de la violence et la terreur policière permettraient d’identifier un régime totalitaire. Il ajoute un point concernant la planification de l’économie, inenvisageable ici au motif qu’elle s’opposerait à la liberté d’entreprendre postulée par le capitalisme… Sauf s’il s’agit de planifier le sauvetage des entreprises privées, bien sûr.

Le totalitarisme est l’aboutissement de l’idéologie. Nous ne sommes certainement pas ici dans les canons stalinien ou hitlérien sur lesquels a travaillé Hannah Arendt. Le totalitarisme du “en même temps”, du culte technologique, de la croissance et du profit perpétuel, avance à bas bruit et reste inabouti, dans la mesure où la société dispose encore de vieux outils permettant de freiner les ardeurs liberticides du gouvernement. Mais si l’eau de la casserole ne bout pas encore, le caractère autoritaire du régime ne fait plus guère de doute.

La singularité de ce totalitarisme à bas bruit est qu’il survit à ses incarnations. Et qu’il est rarement perçu comme tel par les populations qu’il assujettit, usant habituellement du fantasme plutôt que de la matraque pour soumettre les corps et les esprits (je veux une nouvelle bagnole, je vais bosser et m’endetter pour l’avoir). Mais comme tout totalitarisme, il investit chaque interstice du monde présent, explique le passé au miroir de lui-même, accapare l’avenir, réclame une absolue loyauté à son égard, vise des boucs émissaires et se crispe dès que les foules s’avèrent moins réceptives que prévu. C’est à ce moment précis, quand il s’approprie le vocabulaire et les antiennes sécuritaires de l’extrême droite, que l’eau se met à frémir.

Le projet idéologique et totalitaire de Macron (en attendant que quelqu’un d’autre prenne le relais pour faire exactement la même chose) est crûment révélé par ses arbitrages opérés en temps de crise : un être humain, essentiellement, est un mécanisme biologique devant travailler et consommer à l’abri de toute spontanéité. Il ne s’agit pas tant d’être vivants, dans l’approche sensible du terme, que de conserver nos organes opérationnels, exploitables et rentables pour que perdure et se développe encore, über alles, le capitalisme.

Sans doute devrais-tu chercher là, sœur Anne, les raisons de ton mal-être.
Mais je n’aurais pas dû écrire über alles, tu fais bien de me corriger.

Image : Otto Dix, Troupe montant à l’assaut sous les gaz, 1924.

[1] Sur Radio J, 23 janvier 2020.

[2] Gabriel Attal sur France info, 4 décembre 2020.

[3] Jean-Michel Blanquer sur Europe 1, 22 octobre 2020.

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