Les mesures dites «sanitaires» du gouvernement, à l’approche de l’automne, ont plus à voir avec la coercition que le soin. Ce n’est pas une nouveauté. On nous dit qu’il s’agit de préserver les rythmes hospitaliers. On nous dit qu’il s’agit de sauver des vies. Mais ceux qui nous gouvernent et se font soigner en clinique privée ont, semble-t-il, une fâcheuse tendance à confondre les mots «vie» et «économie».
Les journées du travailleur de la travailleuse se séparent en deux : il y a le temps du travail, et puis le temps du «non-travail», qui autorise la «reproduction de la force de travail»[1], à savoir la satisfaction des besoins primaires et la réalisation d’un certain nombre de désirs exprimés par chaque individu (manger, se reposer, se soigner, se nourrir intellectuellement, se nourrir socialement, faire le sexe etc.). Grâce au non-travail, le travailleur et la travailleuse peuvent revenir en pleine forme demain sur leur lieu de travail. Il est important de préciser que «non-travail» n’est pas synonyme de «non-labeur», dans la mesure où nombre de tâches permettant la reproduction (le «care», en version US) sont répétitives et harassantes, en plus d’être déconsidérées sur le plan social. Elle sont historiquement assignées aux femmes : préparer la bouffe, torcher les gosses, laver le bleu du mari.
Mais si cette dissociation claire et délibérée des lieux et temps d’activité correspond à la réalisation du capitalisme (les sociétés ne s’organisaient pas comme cela auparavant), travail et non-travail participent à la même dynamique de création de la «valeur» (le bénéfice, la croissance économique, toutes ces choses). Il ne peut y avoir de travail sans un non-travail structuré au nom du travail, et la proposition inverse est tout aussi vraie.
Le temps du travail est organisé par l’entreprise (sous contrôle théorique de l’État), et la gestion du non-travail est normalement laissée à l’appréciation de chaque individu ou petit groupe d’individus («la famille»). C’est exclusivement dans ce temps de non-travail que peuvent éventuellement s’épanouir la liberté inscrite au fronton de la République et cette démocratie dont on nous rebat les oreilles. Derrière le portail de l’entreprise, laisse tomber : ta voix ne comptera jamais autant que celle des actionnaires, tu n’auras jamais la même position sociale que ton patron et tu feras toujours ce qu’il te dit de faire. Mais ce n’est pas parce que la liberté et la démocratie sont tenues à distance des lieux et temps de travail qu’elles vont forcément s’épanouir dans les lieux et temps de non-travail, une fois qu’on a quitté son poste. L’État règle le curseur de l’autodétermination sous la pression d’intérêts souvent contradictoires[2]. Voilà pourquoi les luttes sociales et sociétales se sont depuis deux siècles intéressées autant aux conditions de travail (augmentation des salaires, diminution de la pénibilité, 35 heures, etc.), qu’aux conditions de non-travail (sécu, retraites, égalité des droits, dépénalisation de l’homosexualité, dépénalisation de l’avortement, protection de l’enfance etc.).
L’équilibre est toujours précaire entre temps de production et temps de reproduction. Les cartes sont rebattues dès qu’une crise pointe le bout de son nez, et généralement pas au profit du non-travail. C’est exactement ce qui se passe encore une fois aujourd’hui. Regardons en effet les trois phases de gestion de la pandémie par le gouvernement.
– Première phase, avant mars : le déni. Rien ne doit venir bousculer l’ordre productif établi.
– Deuxième phase, mars-avril : le confinement. Imposé sous pression des spécialistes à l’analyse de la dynamique internationale, parce que les instances sanitaires se trouvent fort dépourvues quand la covid est venue, et avec la conviction nouvelle que persister dans le déni aboutirait à un cataclysme économique : contentons-nous alors de la catastrophe[3]. Pendant le confinement, la balance du temps penche soudain du côté du non-travail. La machine s’arrête. Cela mérite évidemment d’être nuancé selon les secteurs professionnels, et modulé par la dynamique du télétravail (certain-e-s voient leur temps de labeur augmenter voire exploser dans la mesure où il leur faut simultanément travailler, faire le ménage ET l’école à domicile). Quoi qu’il en soit, le mode de production capitaliste est au bord de l’apoplexie.
– Troisième phase, depuis mai : retour progressif à la normale. Rééquilibrage de la balance du temps. Nos grands traumatisés à cravate reprennent des couleurs à grandes rasades de milliards déversés sans contrepartie. L’important est de ne plus JAMAIS retourner au confinement, pour ne plus JAMAIS interrompre la production.
Octobre 2020 : la troisième phase suit son cours, mais le virus reprend de l’ardeur. Pour réduire le risque il faut limiter les contacts, la règle n’a pas changé depuis que les épidémies existent. Il apparaît que les lieux de travail sont autant susceptibles de devenir des foyers d’infection que les lieux de non-travail[4]. Sauf qu’il est désormais hors de question pour les dirigeants d’arrêter la machine, et donc d’intervenir sur le temps et les lieux de travail au-delà de l’installation de quelques parois en plexiglas et d’un fléchage imbécile. La seule option jugée désormais acceptable est d’agir sur le temps de non-travail.
Ainsi, nous aurions tort de considérer que le gouvernement cherche à délibérément opposer les jeunes aux vieux ou la campagne à la ville. Et il ne faut pas s’interroger trop longtemps sur l’apparente contradiction à laisser se remplir les quais de métro tandis qu’on vide les salles de spectacle en mesurant les quatre mètres carrés de rigueur. Le seul objectif du gouvernement est en effet de préserver la production, quitte à délester les gens d’un certain nombre d’activités considérées comme annexes, secondaires ou superflues, même si elles correspondent à ce que nous appelons, nous, la «qualité de la vie». Lors de son interview du 14 octobre, Macron ne dit pas autre chose : «il faut qu’on réussisse à réduire nos contacts un peu inutiles, pardon de le dire comme ça mais les plus festifs, et qu’on continue à avoir une vie sociale au travail, à l’école, dans les entreprises et les associations». Avec pour effet collatéral, bien sûr, de foutre dans la merde tout un pan de l’économie du temps de non-travail, à savoir les cafés-restaurants et le monde de la culture vivante. Quoi qu’il en coûte en matière de détresse psychologique et sociale, et accessoirement de contamination si les trains de banlieue sont un peu trop bondés. La propagande assortie consiste à détourner l’attention vers la responsabilité individuelle et, comme d’habitude, la culpabilisation des victimes. Le gouvernement table accessoirement sur la sidération de la population autant que sur ses mesures restrictives en matière de regroupements pour éviter la contestation et toute réorganisation conséquente du mouvement social.
Le 26 septembre, les prix Nobel d’économie 2019 Abhijit Banerjee et Esther Duflo publiaient dans Le Monde une tribune recommandant «la mise en place d’un confinement de tout le territoire du 1er au 20 décembre, pour permettre aux Français de retrouver leur famille lors des fêtes de fin d’année». En précisant pour les mal-comprenants que «les achats de Noël pourraient être encouragés pendant le mois de novembre», le plus important étant bien sûr d’éviter le choc économique que créerait un confinement de fin d’année et «l’annulation de Noël». Il y a pour ces experts comme pour nos dirigeants, malgré quelques divergences marginales sur la recette, la même incapacité à penser le monde au-delà des critères qui le conduisent inéluctablement à sa perte. Travail, production de marchandises, consommation, profit, points de croissance, et basta. Sauvons le transport aérien. Sauvons le tourisme. Sauvons la betterave et l’industrie sucrière. Sauvons la bagnole. Sauvons Noël. «Plus rien ne sera comme avant», disait le Président au printemps dernier. On a pourtant du mal à se convaincre que son «Métro boulot dodo» d’octobre soit un concept vraiment disruptif…
Image : Steve Cutts.
[1] L’expression vient de Marx.
[2] Il y a bien sûr d’autres déterminants que l’État. Si la rue et l’espace domestique étaient des lieux autorisant par essence la liberté et l’expression démocratique, ça se saurait.
[3] On n’oubliera pas d’ajouter à ces raisons les forces éthiques qui structurent le vivre-ensemble, en remarquant toutefois que si le gouvernement justifie toujours ses mesures « d’urgence » en arguant de la protection des petits vieux, il refuse parallèlement d’admettre l’essentiel, à savoir sa propre inconséquence (gouverner, c’est prévoir ?), son inconstance, et l’extrême toxicité de l’idéologie du profit appliquée au service public.
[4] Voir ce «point épidémiologique» publié par Santé Publique France le 24 septembre 2020, qui a régalé les comptes twitter des opposants de la Macronie. Il révèle qu’entre le 9 mai et le 21 septembre, «les entreprises privées et publiques (hors Ehpad)» ont développé nettement plus de clusters (635) que «le milieu scolaire et universitaire» (383) et que les «événements publics ou privés» (290). Voir ici.
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