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Contributions individuelles

Itinérances et Luttes des classes #1

Père Anar, raconte-moi ton histoire…

Première partie: Enfance

Raconte moi tes premiers pas en tant que militant.
Est-ce que tu as grandi dans une ambiance familiale déjà politisée ? Tes parents/proches ont-ils eu une influence importante sur tes convictions politiques ?
Ou bien est-ce que ce sont des rencontres, ou encore des lectures, qui ont contribué à forger tes opinions ?
Si je ne me trompe, tu avais 15 ans en Mai 68. Quel souvenir gardes-tu de cette période ? A-t-elle marqué un tournant dans ta conscience révolutionnaire ?

Né en 1953 à Autun, petite ville gallo-romaine du Morvan, j’ai atterri en Algérie, petit port méditerranéen mais déjà le plus grand port africain (pétrole, gaz). L’armée est partout. L’Algérie, c’est la France qui est alors un empire déclinant (ça rétrécit grave, Indochine, Maroc, Tunisie, quelques pays africains…). L’Algérie est riche d’hydrocarbures, le Sahara est le terrain de boules de la bombe A. Elle est un département français. Mon père, fonctionnaire, y est affecté comme magistrat. Ma mère, femme d’intérieur, ne travaille pas. J’ai une sœur de 5 ans plus âgée. Nous sommes issus de ce que l’on appelle la bourgeoisie juridique provinciale, issue Des Lumières : humaniste, tolérante, cultivée, non raciste, mais consciente de sa domination. Les classes existent, mais pas la lutte du même nom.


Magistrat, mon père est un notable entouré du banquier, du chef de la place militaire, du curé. L’armée est partout dans le décor, les officiers de la Légion étrangère fréquentent la maison, demeure coloniale, la plage est au bout du jardin, il y a des domestiques. Orangers, citronniers. Les bonnes sœurs à cornettes règnent en robe de bure sur l’école maternelle. Je trouve qu’elles sentent très mauvais. Burqa catholique et soleil = aisselles rances. Des rumeurs circulent, lointaines. Début des attentats de la guerre de libération, un couple de colons assassinés quelque part.


La population se divise en trois : les français de France, les pieds-noirs et les… ? Les uns disent arabes, les autres bicots, bics, etc. Impossible de dire algériens, ils sont français ! On parle aussi, rarement, d’indigènes, d’autochtones. C’est le cas de mes parents. La contradiction saute à l’oreille et à l’œil. Mon père juge, contrairement à beaucoup de ses collègues, tout le monde comme citoyen. Pas de différence devant le code Napoléon (son idole avec Jeanne d’arc et le Général. Cette trinité est sainte, réellement idolâtrée). À quatre, cinq ans, l’âge des premiers pas de la mémoire historique, je trouve curieux cette histoire d’arabes, français mais pas français. Ils sont majoritaires et manifestement chez eux. Dehors on joue dans la rue de terre battue, sans trottoir où passent de rares voitures, des blindés, des ânes. Mes camarades sont pieds noirs et… algériens. Je suis le seul français de France, mon pays c’est l’Algérie et le restera. Le pays de mon enfance, pas celui de ma sœur, débarquée à cinq ans en provenance de Baccarat, bled vosgien, néanmoins célèbre pour sa cristallerie. Elle connaît déjà les difficultés conjugales. Mon père est excessif, passionné, très original. Ma mère est calme, réservée, simple. Elle fait ses courses seule, à vélo. Les autres femmes sont en Versailles, elle tendent la liste des courses par la fenêtre, un esclave se charge de la suite. Le drive est né dans les colonies. Dans l’empire pourrissant, la vie est belle.


À 6 ans nous déménageons pour St Denis du Sig, plus à l’intérieur du pays, c’est pas désertique, mais ça commence : caillouteux, agricole, mes premiers chameaux, des dizaines de cigognes perchées tout en haut d’énormes eucalyptus autour du jardin public. Le claquement incessant des becs est sec, batterie caisse claire coup de feu.
L’armée est toujours là, bien des choses ont changé, les Felhs sont dans les collines, l’une d’entre elles s’appelle la montagne des lions… Les tensions familiales m’apparaissent nettement, “l’originalité” de mon père commence à être lourde, ma sœur est interne à Oran, l’âge et la distance nous séparent. A notre insu le chacun pour soi prend ses quartiers. À l’extérieur la guerre “niée” est bien là. On entend des coups de feu, chars et blindés circulent parfois fébrilement. Couvre-feu épisodique à 17h. Ma mère, du haut de la terrasse immense, au dessus du tribunal, me somme de rentrer. Je sens qu’il y a intérêt à obéir.


Le monde des adultes me déplaît : dedans ça va pas, dehors ça va pas… Je me réfugie progressivement dans un monde peuplé de lectures classiques mais aussi de BD, on dit alors “illustrés”. Ma mère supervise tout ça, école comprise. Les instits, souvent institutrices, pieds noirs, souvent enceintes tricotent des layettes. La classe ferme souvent. Je suis le seul français de France, fils de chef, systématiquement premier, le second et troisième, pieds noirs, le reste, une bonne trentaine de “musulmans français” n’est même pas classée.
J’adore très, trop, tôt les Dumas, Hugo, London, Walter Scott et autre Feminore Cooper… Je m’identifie à Zembla et Tex Stone.


Je me sens algérien sans l’être. La France c’est le paradis. Chaque été chez les grands parents maternels à Autun, la verdure est partout, l’eau aussi. Mon père n’est présent qu’un mois sur deux.
Ma mère est détendue, chaque été elle est chez elle. Mes grands parents maternels, oncles, tantes, tout ce petit monde est notaire, femme de. La famille est réunie chaque dimanche. Banquet bourguignon, il y a une cuisinière. Mon goût prononcé pour la bonne bouffe, riche et franchouillarde en provient. Cultivé, mon grand-père, véritable patriarche né au XIXe (il a rencontré Buffalo Bill !), est une personnalité régionale importante : 14-18, chef de réseau maquisard, préfet de région du gouvernement (CNR). Il est chef d’une équipe de 12 personnes : lui, gaulliste-grandeur de la France, 11 communistes. Il est féru d’histoire, de stratégie militaire. Il parle beau, on l’écoute : il est républicain, laïque, gaulliste antifasciste de droite. C’est lui qui me tatoue l’antifascisme. Antibolchevique convaincu, il respectera toujours les communistes. Pédagogue, Il ne contredira jamais mon parcours politique. Quand je fus anar, il me parlait de la bande à Bonnot / Brigades du Tigre réelles.
La demeure est un hôtel bourguignon du 18eme, immense, cour jardin intérieur, une écurie vide avec place pour la calèche, je sens l’odeur de la bête. En plein centre d’Autun, en face du lycée Bonaparte, où ma sœur fut élève en 61 (et bien plus tard, je l’appris, tout comme la camarade Elodie, de souche Autunoise directe, merci à toi sans qui la rédaction de ces souvenirs n’aurait pas été possible !). La ville toute entière est un musée où sont conservées et habitées les strates de l’histoire. Y a des gaulois partout, Alesia est à proximité, Vercingetorix et Jules César (encore un général). La ville est gallo-romaine, médiévale. Sur le tympan de la cathédrale du XIIe, une Eve rampante unique dans le monde catholique. Traduction, elle est couchée, lascive, tentatrice, à poil. Se succède Napoléon, Talleyrand évêque de la ville. Un cirque romain presque intact nous sert de terrain de jeu. Je joue aux gladiateurs. Ça baigne au paradis seulement estival.


Pendant ce temps, ma bulle se consolide. Mon père devient de plus en plus chaotique. Quarante ans après sa violente disparition, je découvris dans les papiers de ma mère le diagnostic du médecin de famille : schizophrène, catégorie paranoïa aiguë, violent, délirant, alcoolique. Il cassait tout, mais ne porta jamais la main sur les membres de sa famille. Il est néanmoins magistrat. La chancellerie, pour l’avertir, le blâme souvent. Le monde de la justice règle, par le déni conscient, ses soucis internes. Tout comme la famille qui sait, sauf les principaux intéressés. Ma mère fonctionne au devoir.
Elle essaie de sauver les meubles. Mon père les brise. De toutes ses forces insoupçonnables, elle protège ses enfants qui ne sont pas victimes de violences. La maltraitance est d’une autre nature. On ne divorce pas chez ces gens là. A chaque mois de septembre, pendant 10 ans, retour en Algérie.
Mon père gaulliste fanatique donc, est pour l’indépendance algérienne. OAS pas d’accord. Boum ! Bagnole exposée, maison-tribunal en feu etc. Ma sœur, isolée dans son internat, est expédiée dare-dare à Autun. Reste papa, maman, la bonne et moi. Deux hommes armés me suivent sur le chemin de l’école. En fait des gardes du corps du FLN : mon père est un pion stratégique rare. Le putsch des quatre généraux, avorté. J’entends tout cela par la TSF hurlante. L’OAS pratique à fond la caisse la politique de la terre brûlée. Ultraviolence générale… Fou, mais téméraire, il remplace la 403 explosée par une autre, bicolore, grise et verte, les couleurs du FNL.
Rapatriement en décembre janvier 62 sans mon père qui restera un an de plus afin de former son successeur, le chaouche-concierge du tribunal. De ces 10 années algériennes datent des aversions profondes de la justice, de la religion et des militaires. Ces aversions prendront forme théorique et politique, bientôt.

Indépendamment de tout cela, la musique ambiante du dehors fût arabo-andalouse-oranaise. De retour en France, mon fort accent pieds-noirs sera un handicap cruel, je le perdis en 2 ou 3 mois, il le fallait. De plus, de premier systématique je devins dernier de la classe. Leçon d’humilité, mais vécue humiliante.


La nature, elle, suit son bonhomme de chemin. La puberté opère, les glandes prospèrent… Solitaire le plaisir, un peu honteux, les filles sont lointaines, inaccessibles, cela changera vite et fort. J’habite alors à Nancy, ville de la place Stanislas, mais jusqu’en 1967, importante base militaire US. Le regroupement familial va de soi. Femmes de militaires, soldats, magasins US (dit surplus américains) ont pignon sur rue, les trafics, bordels qui accompagnent toute armée, aussi. Le rock à fond dans les décapotables. Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, le pantalon du même nom, les bottes-blouson de cuir, m’emportent mais pas à la maison. Mon père n’aime pas l’électricité, pas de tourne-disque, pas de transistor pas de téléphone, encore moins de télévision.
Mais le ver, tout comme nombre de parasites coloniaux disparus, est dans le fruit. S’ensuivront Jimi Hendrix, les Doors, les Stones… La liste est longue et les yéyés français n’y ont pas leur place. Cela viendra plus tard.
Pour l’heure, chacun dans sa chambre dès le dîner expédié, 19h30. Nous habitons dans un vaste appartement haussmannien rue Raymond Poincaré, je vais au lycée Henri Poincaré, un immense cloître, une chapelle du XVIe au centre. 2000 élèves de la 6ème aux classes préparatoires. Pas une fille. 2000 pré ou postpubères ! Unique présence féminine, l’infirmière, vieille fille acariâtre, je la comprends aujourd’hui… Elle s’appelle Mlle Hanus… Véridique. Cicéron c’est Poincaré. J’ai un emploi du temps très chargé. Programmé pour Hypokhâgne, dès la 6ème : latin, grec, français, allemand, histoire-géo sont les matières principales. Je suis sportif, compétiteur, c’est l’escrime, arme de prédilection, le sabre. C’est rock. Ainsi va la vie jusqu’en 1968.

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