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Contributions individuelles

L’Éducation Nationale au temps du Coronavirus

(…vue de l’intérieur)

Le jeudi 12 mars 2020, le président Emmanuel Macron annonçait la fermeture de tous les établissements scolaires de France le lundi suivant, préparant ainsi la population au confinement de toutes et tous le mardi 17 mars. Une «situation totalement inédite dans l’Histoire de France» selon Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation Nationale.

Des enseignants en roue libre

D’après le ministre, la France avait les moyens d’un enseignement à distance et elle était parfaitement préparée à la situation à laquelle elle allait devoir faire face. Mais quand M. Blanquer s’occupait de soigner sa com’ à grands coups de «continuité pédagogique» et de «nation apprenante», les messages venant des inspecteurs étaient plus tempérés, allant souvent dans le sens d’un accompagnement pour toutes et tous, d’une formule aménagée et allégée d’éducation respectant les possibilités des uns et des autres. Ainsi, le 26 mars, M. Pierre Mari, doyen des IA-IPR[1] de l’académie de Nice, recommandait par exemple à l’ensemble des professeurs du secondaire du Var et des Alpes-Maritimes «d’éviter toute notation et évaluation sommative au bénéfice d’une évaluation qualitative et explicite pour guider l’élève dans son travail personnel». Il s’agissait donc de consolider les connaissances acquises jusque-là plutôt que de se lancer dans de nouveaux projets et d’évaluer pour accompagner plutôt que pour sanctionner.

Oui mais voilà, c’était sans compter le souci permanent de bien faire du prof. Le prof est bon élève. Il veut réussir. Pendant des années, on lui a martelé que si l’on réduisait les moyens alloués à l’éducation tout en lui demandant de faire mieux, c’était toujours «pour le bien des élèves». Le bien de «ses» élèves. Car le prof aime à parler de «ses» élèves, dont il serait seul responsable. Il se sent investi d’une mission à accomplir malgré tous les obstacles qui lui tombent dessus depuis des années et il la mènera jusqu’à l’épuisement. Aujourd’hui, il n’a donc plus besoin qu’on lui martèle quoique ce soit : malgré un discours qui aurait dû être libérateur de la part de leurs supérieurs hiérarchiques, les enseignants du secondaire se sont imposé d’eux-mêmes une énorme quantité de travail supplémentaire. Ainsi, dès le lendemain de l’annonce, certains expliquaient déjà à leurs élèves comment ils allaient s’y prendre, quelles plateformes ils allaient utiliser, à quelle fréquence ils enverraient les devoirs. A croire qu’ils avaient passé la nuit à mettre au point leur propre plan d’urgence pour sauver les enfants de la nation ! Nulle prise de recul individuelle ou collective, nul temps de réflexion et de concertation. Suivant le modèle du reste d’une société devenue folle au lieu de montrer un autre chemin, les enseignants ont très bien intégré le concept d’urgence, quitte à faire vite et mal.

Et puis il faut bien passer le temps ! De l’aveu même d’enseignants, concocter des cours occupe le prof. Lui aussi a une vie de famille, et quand certains sont heureux de profiter davantage de leurs enfants en cette période de confinement, d’autres se réfugient dans la découverte de nouvelles plateformes numériques, la préparation des cours et les classes virtuelles pour échapper au chahut domestique, au mécontentement de leur partenaire, à l’ennui.

Les inégalités scolaires se creusent

C’est ainsi qu’on a vu fleurir moult sites éducatifs pour concevoir toutes sortes d’activités ludiques ou pour fournir des contenus disciplinaires (très inégaux selon les matières), et surtout ce fut le triomphe de la «classe virtuelle» ! Le CNED[2], souvent vivement critiqué par bon nombre d’enseignants qui ont fait les frais de la piètre qualité de ses cours par correspondance lors de la préparation aux concours des métiers de l’enseignement, a pu redorer son blason en mettant à disposition son service de «classe à la maison». «Notre but, c’est qu’aucun élève ne reste au bord du chemin», expliquait Jean-Michel Blanquer le 12 mars. La classe virtuelle allait donc permettre à tous les élèves du pays de continuer de suivre les cours de leurs professeurs au lieu d’être abandonnés à leur seul environnement familial.

M. Blanquer semble oublier que les différences entre les milieux familiaux et sociaux ne concernent pas seulement la présence de livres sur une étagère du salon. Ainsi, les nouvelles technologies qui ont envahi l’Éducation Nationale ces dernières années ne sont pas sans creuser les inégalités scolaires, et ce phénomène se révèle davantage encore en ces temps de crise. Quand un enseignant se félicite d’avoir pu faire un cours virtuel à une vingtaine d’élèves sur trente-cinq, ce sont pas moins de quinze enfants qui sont mis sur la touche. Le ministre avait beau annoncer le 17 mars que «nous av[i]ons perdu de 5 % à 8 % des élèves», il semble que ce chiffre soit bien en-deçà de la réalité si l’on s’en tient aux retours des professeurs.

En dehors des habituels «décrocheurs», ont disparu ceux qui vivent en situation de plus ou moins grande précarité. Ceux-là n’ont pas d’ordinateur à la maison ou bien leur ordinateur n’est pas forcément en bon état. De plus, pour suivre correctement les cours, a fortiori les classes virtuelles, on a besoin d’une bonne connexion à internet, voire d’une imprimante, mais combien sont les élèves qui travaillent directement sur leur téléphone ou leur tablette ? Essayez seulement de taper un devoir en traitement de texte sur une tablette ! Sans parler des plateformes de l’Éducation Nationale qui n’ont pas été conçues pour accueillir autant de connexions en même temps et qui saturent dès dix heures du matin ! Les élèves se retrouvent à prendre l’écran en photo pour transmettre ensuite les images à leurs camarades.

A ces difficultés techniques, s’ajoute le fait que l’ordinateur ou la tablette doivent très souvent être partagés avec le reste de la fratrie, voire avec les parents s’ils doivent télétravailler eux aussi. En outre, certains enfants partagent leur chambre entre frères et sœurs, et pendant que l’un discute sur l’ordinateur, l’autre peut avoir du mal à se concentrer sur ses cahiers.

Enfin, tous les élèves n’ont pas leurs parents à disposition pour les aider : nombreux sont les parents isolés qui doivent jongler entre les besoins de plusieurs enfants, mais aussi les enfants qui restent seuls car leurs parents doivent continuer à travailler : il y a certes les soignants, mais également les caissiers, les éboueurs, les travailleurs sociaux, les assistants à domicile, etc. Par ailleurs, si l’on regarde ces métiers de plus près, on se rend compte qu’il s’agit là d’emplois qui concernent les classes sociales défavorisées. C’est donc d’une double peine qu’écopent ces travailleurs pourtant si utiles au bon fonctionnement de notre société, puisqu’ils ne seront pas en capacité de suivre la télé-scolarité de leurs enfants déjà en difficulté pour un certain nombre d’entre eux, le télétravail étant réservé aux classes moyennes et supérieures.

Si l’on écoute les grands média actuellement, on a l’impression que la famille «traditionnelle» française est celle qui voit les parents confinés H24 avec leurs enfants, mais c’est loin d’être le cas. Dans cette situation, comment peut-on donc envisager sereinement de poursuivre les cours ? Comment ose-t-on parler de «continuité pédagogique» ?

Toujours davantage de pression 

Mais M. Blanquer, qui lutte depuis deux ans pour imposer notamment sa réforme du lycée tant contestée, tient à ce que personne ne lâche le rythme. Il s’agit pour lui de montrer qu’il maîtrise la situation. Les E3C avaient tracé le chemin de cette école qui met toujours davantage de pression sur les élèves, avec l’évaluation continue, sans véritable apprentissage dans la durée –pression qui prépare formidablement au «monde sans pitié de l’entreprise». Alors on fait comme si de rien n’était et les enseignants donnent des évaluations aux élèves qui ne sont pas toujours que formatives[3], voire même des notes. Or, il aurait pu être bon de prendre le temps de se questionner sur l’utilité de telles évaluations, et sur l’intérêt de mettre des notes. Dans son courrier du 26 mars, M. Mari écrivait : «Dans ce contexte, les pratiques d’évaluation doivent impérativement éviter tout caractère anxiogène ou susceptible de renforcer les inégalités scolaires et sociales, voire le décrochage. L’évaluation doit avoir une visée résolument formative». Le message était pourtant clair. Mais il n’en a rien été et les élèves ont continué à subir la pression des contrôles et des notes, qui ne sont en fait que la traduction de la peur bleue du corps enseignant d’une éventuelle perte d’autorité sur les élèves.

Quant à la classe virtuelle, non seulement elle contribue à accentuer les inégalités scolaires, mais elle augmente également l’anxiété des familles qui ne peuvent pas répondre aux demandes des enseignants ou qui ont des difficultés à suivre le rythme pour diverses raisons. Ainsi, le «caractère anxiogène» que M. Mari souhaitait éviter concernant les évaluations est déjà bien présent ne serait-ce que dans le déroulement des «cours».

Enfin, quand beaucoup de professeurs sont ravis de pouvoir prendre le temps de soigner leur jardin ou d’aller chercher une bonne bouteille à la cave à siroter en relisant La Peste , le confinement est particulièrement angoissant et stressant pour bon nombre de jeunes. Parmi eux, on peut penser en premier lieu à ceux qui vivent dans une grande promiscuité imposée par un logement exigu, ou bien à ceux dont un parent est hospitalisé ou bien encore incarcéré (la crise sanitaire ayant entraîné l’interdiction des visites et dégradé un peu plus la situation dans les établissements pénitentiaires). Plus couramment sans doute, il y a aussi les enfants de parents séparés qui sont actuellement éloignés d’un de leur parents pour une durée inhabituelle et incertaine, ce qui n’est pas sans générer quelque appréhension.

Mais les élèves de collège et lycée sont rarement considérés en tant que personnes, en tant qu’adolescents. Ils sont des « élèves » et les adultes qui les entourent ont pour consigne dès leur formation de rester à distance. L’enseignant n’a certes plus d’estrade, mais les élèves sont, par exemple, toujours tenus de le vouvoyer, ultime forme de respect. Or, où est le respect de l’enfant dans tout ça ? La situation présente aurait pu nous pousser à considérer l’enfant dans son contexte

familial et social, et non pas seulement comme un individu X ou Y assis au milieu d’une classe au décor on ne peut plus impersonnel.

Que faire, alors ?

Plutôt que de nous transformer toutes et tous en profs 2.0 de la start-up nation, il eut été plus «bienveillant», pour reprendre un terme à la mode, de veiller collectivement à être un soutien moral pour nos jeunes et pour les autres de manière plus générale. Le moment que nous vivons se prêtant à faire preuve de davantage de solidarité qu’à l’ordinaire, il aurait pu être l’occasion de leur transmettre des valeurs de fraternité qui tendaient à disparaître.

Et puis quand les enfants ne vont pas à l’école pendant les deux mois des vacances d’été, personne ne se dit qu’ils vont rater leur vie ! Pourquoi, alors, ne pas profiter de cette «pause» imposée pour faire un pas de côté et enseigner autre chose à nos enfants ? Pourquoi ne pas tirer des leçons de ce que notre monde a créé d’absurdités et remettre en question ce que l’on désire léguer aux générations futures ? Et pourquoi ne pas faire preuve de plus d’humilité en les écoutant, et apprendre d’elles par la même occasion ?

En tous les cas, s’il ne s’agit pas de vacances scolaires, comme M. Blanquer l’a bien rappelé, il ne faudrait pas que ce moment exceptionnel vienne renforcer les inégalités scolaires, et les personnels de l’Éducation Nationale devraient se montrer vigilants et faire en sorte que les perspectives de réussite, si elles ne peuvent s’améliorer dans une telle situation, soient du moins préservées. Bref, ce n’est pas la continuité pédagogique qui doit être mise en avant, mais bien celle du service public.

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[1] Les IA-IPR (Inspecteurs d’Académie – Inspecteurs Pédagogiques Régionaux) sont des cadres supérieurs de l’Éducation nationale qui veillent notamment à l’application des directives ministérielles dans les établissements.

[2] « Dépendant du ministère de l’Éducation nationale, le Centre national d’enseignement à distance (CNED) est un établissement principalement chargé d’assurer un enseignement par correspondance à tous les niveaux de l’enseignement scolaire et qui s’étend aux formations universitaires ainsi qu’à la présentation des concours administratifs. » (www.insee.fr)

[3] L’évaluation formative évalue les progrès de l’élève en cours de formation d’après des travaux ramassés et évalués, mais non notés, et permet au professeur comme à l’élève de voir où ce dernier en est de son apprentissage tout en le renseignant sur le sens des activités proposées. Au contraire, l’évaluation sommative, qui fut longtemps la seule reconnue et continue souvent de l’être, il faut bien le dire, vient valider la somme des acquis de l’élève. Elle comporte des questions centrées sur les objectifs qui ont fait l’objet d’un apprentissage préalable et se traduit par une note chiffrée. (ww3.ac-poitiers.fr)

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